JOURNAL
 
J'ai fait la connaissance de l'artiste cubain Roberto Diago à Madrid en février 2003 dans le cadre de la foire d'art contemporain ARCO ; la Dot Galerie y exposait mon kiosque, et il présentait ses tableaux dans une galerie cubaine.
C'est Hilda María Rodrígez, la directrice de la biennale de La Havane, qui a favorisé notre rencontre : en m'invitant à réaliser Kiosque à Culture lors de la 8e édition de la Biennale de la Havane, elle avait déjà l'idée qu'une collaboration avec Roberto Diago et Niurka Cruz Ramos, la curatrice du projet Isaroko, permettrait à mon œuvre de trouver un cadre dans lequel il aurait tout son sens.
Hilda me présenta son projet en me parlant de la possibilité de réaliser deux kiosques pendant la biennale : le premier au Solar de La California et l'autre dans le quartier d'Alamar. Celui de La California participerait d'un projet que Diago mène au sein de la communauté d'habitants qui porte ce nom avec laquelle il collabore depuis quelques années. Nous avons démarré à Madrid les discussions au sujet des spécificités de ce kiosque, et pendant un an nous avons développé ensemble un projet spécifique pour le Solar de La California.
 
 
Nous arrivons le 24 octobre à La Havane. Mon mari, le cinéaste Michel Favre, m'accompagne pour filmer l'implantation des kiosques à Cuba.
Il réalise un documentaire sur le parcours et la présence du Kiosque à Culture dans les différents endroits où il a été construit : João Pessoa, Athènes, Sion, New York, Yerevan et aujourd'hui, La Havane. Nous nous rendons immédiatement au Centre d'Art Contemporain Wilfredo Lam, centre de l'organisation de la biennale, pour rencontrer Hilda María Rodrígez et son équipe. Elle nous informe que la construction du kiosque de l'Alamar est assurée par une entreprise d'Etat et que nous pourrons rapidement aller le visiter.

Dès le lendemain, nous allons visiter le Solar de La California.
Nous faisons la connaissance des personnes qui coordonnent cette petite communauté et nous visitons les lieux.
La vie y est dure, les difficultés innombrables et la population extrêmement pauvre. Rares sont les touristes qui s'aventurent dans ce quartier situé dans le centre de La Havane. Ici, tous les habitants sont d'origine afro-cubaine et on perçoit rapidement que partout règne le culte de la religion Yoruba et flotte une rumba afro-cubaine. Tout ceci en fait donc un îlot totalement authentique, dont la réputation, parfois mal famée, remonte à loin : Le Solar de La California était le repère des petites frappes, mais également une inspiration musicale ...
écoutez...la MUSICA SOLAR DE LA CALIFORNIA
 
 

 

Le Solar de La California est une résidence de 36 appartements avec un patio au centre d'où s'élance un énorme Seiva, arbre sacré dans la religion locale. Chaque petit appartement loge 4 à 5 personnes, et la plupart du temps les 1ère et 2e, voire parfois même 3e générations, se retrouvent ainsi à vivre sous le même toit. Ses habitants ont pris seuls l'initiative de se regrouper en ONG, autour d'un projet de rénovation et de réhabilitation des habitations et de la résidence dans sa totalité, et pour ce faire, ils ont reçu l'aide du gouvernement cubain et de l'ambassade du Canada.
C'est là que j'ai fait la connaissance de Bárbara Oliva Micado, la porte-parole de la communauté et de Gisela Arandia Covarrubias , écrivain et journaliste, qui est chargée de poursuivre les démarches officielles nécessaires à la réalisation de leur projet. Après avoir longuement parlé avec elles, j'ai pu saisir l'enjeu que le Solar représentait pour ses habitants, et j'ai été éblouie par leur force et leur détermination. Je me suis réellement sentie très heureuse et chanceuse de participer à cette expérience : l'arbre qui trônait dans la cour et qui était la fierté de la communauté entière, avait été planté par le père de Barbara longtemps avant sa naissance ; la première phase de rénovation et de réhabilitation étant achevée, ils leur restait maintenant à sauvegarder les acquis et à réintroduire l'éducation et la culture au Solar.
 
 
Le jour suivant, Diago vient nous chercher à l'hôtel et nous amène hors de La Havane pour aller voir les menuisiers qui construisent le kiosque de La California. Après une heure de route, je suis éblouie lorsque, de loin déjà, j'aperçois le kiosque au coin de la rue, devant la menuiserie où il se construit. Comme Diago l'avait suggéré, les menuisiers ont fabriqué le kiosque avec du bois de récupération provenant de cages à poulets et de palettes. De plus, ils me montrent fièrement les libertés qu'ils ont pris à partir de mes plans : leur kiosque est démontable ! Une première et de véritables solutions techniques ! Je suis enthousiaste.
 
 
Après avoir affiné et corrigé quelques détails, je suis tout à fait satisfaite du résultat; cette nouvelle lecture de mon kiosque me plait beaucoup. Le montage du kiosque au Solar est prévu pour la fin de la semaine.
 
En fin d'après-midi, nous allons à La California pour une réunion entre tous les artistes du projet Isaroko et la curatrice Niurka Cruz Ramos. Tous le monde est très enthousiaste. Nous parlons des interventions dans le kiosque de chacun des artistes et du programme d'activités prévu par Niurka et qui doit se dérouler sur deux semaines.
Tout va débuter samedi 1er novembre, lors de l'ouverture officielle de la Octava Bienal de La Habana. Une performance de l'artiste cubain Mendive est ainsi prévue lors de cette inauguration, avec de nombreux danseurs, musiciens et comédiens qui feraient un défilé chorégraphié, venant de la rue et entrant dans la cour du Solar. Il est décidé, afin qu'il y ait assez de place dans la cour, et en particulier autour de l'arbre sacré, que le kiosque resterait ce jour-là dans la rue, en une sorte de pavillon d'accueil et qu'il serait déplacé à son emplacement définitif tout de suite après la performance.
 
 
Le transfert du kiosque vers la California est prévu pour samedi. D'ici là nous continuons à nous rendre au Solar et nous filmons, photographions et réalisons des entretiens des résidents. Nous faisons également des rencontres avec les artistes internationaux participant à la biennale.
 
 
 

Malgré le bonheur de voir la communauté du Solar de La California se préparer à recevoir et à s'approprier ainsi mon Kiosque à Culture, je suis très préoccupée par le 2e kiosque, celui du quartier d'Alamar, où il ne m'a pas été possible de me rendre jusqu'à maintenant. Je sais par expérience que le kiosque, même s'il a des plans de construction clairs et précis, est une œuvre qui se construit à chaque fois de manière différente et qu'une discussion avec le menuisier est nécessaire afin d'éviter des erreurs. De plus, je veux absolument rencontrer les personnes qui seront responsables de son utilisation.
Sans cesse, je demande aux organisateurs de la biennale qu'ils m'emmènent voir ce menuisier qui doit réaliser le kiosque, ce à quoi on me répond qu'il y travaille encore et que c'est difficile, de ce fait, de le voir.
On m'explique que, comme il dépend de l'Etat, c'est plus compliqué que pour celui du Solar, que je finançais depuis la Suisse. Ainsi, durant de nombreux jours, je ne parviens pas à élucider le mystère du Kiosque d'Alamar :
Va t'il exister ? Sera t'il conforme à son usage ? Qui va l'utiliser ?

Vendredi matin, nous nous rendons chez le menuisier pour démonter le kiosque afin de le charger sur un camion pour l'amener au Solar. C'est l'occasion de boire à sa santé...un bon verre de Rhum.
Dans la voiture de Diago, nous suivons le camion qui nous mène au centre de la Havane.

 
 
Arrivés au Solar, commence une lente session de peinture en lettre : le kiosque devient " Quiosco Cultural ". Il est prêt pour l'inauguration ...
 
Samedi 1 novembre - Inauguration de la biennale

Comme prévu, le kiosque est installé dans la rue Crespo, juste avant l'entrée du Solar. Après les discours, Mendive et ses danseurs commencent leur performance sous l'objectif des télévisions et au milieu d'une foule bigarrée. Assis au centre du kiosque, nous suivons cette procession jusqu'à ce qu'un orage disperse la foule et mette fin à la présentation ... Pas étonnant, la performance de Mendive - comme tout son travail - est ancrée dans la culture Yoruba, et aujourd'hui il s'agissait d'une incantation à Oxum, la divinité de l'eau !
Le kiosque sert alors d'abris, avant d'être démonté et remonté dans la cours du Solar.

 
 

A l'occasion de cette inauguration, j'ai le plaisir de rencontrer de nombreuses personnes qui sont également à la Biennale :

- les artistes brésiliens Dias et Riedweg, avec qui j'ai eu l'occasion de collaborer sur un projet quelques années auparavant.
- Antonio Zaya, curateur indépendant, éditeur du catalogue de la biennale et de la revue d¹art contemporain Atlantica. Il est venu accompagné de Carmensa De La Hoz, directrice de la Sala de Exposiciones Los Aljíbes Lanzarote, aux Iles Canaries, qui souhaiterait m¹inviter à implanter un kiosque là-bas. Antonio Zaya avait organisé l'exposition Noviembre Publico, à New York en 2002, lors de laquelle j'avais présenté le Kiosque. C'est également lui qui m'a présenté Hilda lors de ARCO'03. Il est un peu le parrain du Kiosque.

 
 

La cour intérieur du Solar de La California est le lieu d'exposition pour l'installation de Roberto Diago. Son travail a été fait avec les habitants du lieu et il présente une dizaine de petites constructions en bois, entre la sculpture et la maisons miniature, dont certaines contiennent un moniteur vidéo diffusant des images des habitants et de leurs occupations.
Sur les deux étages de coursives qui caractérisent le Solar, Diago a accroché de grandes photographies noir et blanc des habitants. En pénétrant dans la cour, une fois qu'on en a pris la mesure, on peut ainsi comprendre qu'il s'agit d'un espace d'ahbitation communautaire. Ce sont d'ailleurs les habitants qui accrochent et décrochent quotidiennement les photographies et qui s'occupent des vidéos.

Le Quiosco Cultural a été construit avec les mêmes matériaux que les maisonnettes de Diago. Ayant le même style, seule la taille diffère. La vue d'ensemble est saisissante : pour la première fois, mon Kiosque à Culture est intégré, digéré, par l'œuvre d'un autre artiste. Il fait ici partie de l'installation de Diago ; il n'en est qu'un prolongement, apparaissant, de par sa taille, comme le centre du dispositif.

 
 
Le lendemain matin, dimanche, je réalise la première intervention du Quiosco Cultural, en collaboration avec Diago. Je colle des photocopies de l'image du kiosque tout autour de celui-ci. On y trouve toutes les variations possibles d'ouverture du kiosque : ouvert, fermé, semi-ouvert, etc.
Sur certaines planches, le kiosque est dessiné au trait, sur d'autres il est en noir sur fond blanc.
J'ai invité les enfants du Solar et des environs à intervenir sur ces copies en leur demandant d'imaginer des décorations et des paysages à l'aide de crayons et de feutres de couleur mis à leur disposition. La séance se termine par un gâteau.
 
 
Dans l'après-midi, l'artiste mexicaine Betsabé Romero, l'artiste cubain Choco et les graveurs du groupe Pucho, Taller Experimental de la Gráfica, interviennent en créant une sorte de happening/atelier de gravure attirant la foule des habitants et des voisins.
A l'aide d'une presse en métal installée à côté du kiosque, ils impriment leur motifs sur du papier ou sur d'autres supports que les gens leur apportent, tels que des vêtements, des tissus, etc. En peu de temps, chacun arbore fièrement son motif imprimé et l'accroche au Quiosco ou le met à sécher à son balcon. Pour certains, c'est l'occasion de rafraîchir le T-shirt qu'ils portent et les motifs des graveurs envahissent bientôt tout ce qu'il y a comme espace de llibre sur les habits.
 
 
Betsabé Romero, suivant son travail présenté dans le pavillon d'exposition principal de la Biennale, utilise comme presse un pneu de voiture sur lequel sont gravés des motifs repris de l'architecture de la Havane. Pour ceux qui n'ont pas suivis le groupe de graveurs cubains, ce pneu devient un centre d'impression ludique et interactif.
 
 
Profitant de la présence de ces artistes, je leur fourni des copies de l'image du Kiosque du même type que celles que j'avais proposé aux enfants. Chacun peut me faire une gravure ou un dessin, l'intention finale étant de réunir des artistes du monde entier pour une future publication.
A chaque sortie de la presse, les applaudissement retentissent.
 
 
Pendant ce bouillonnant happening, de l'autre côté de l'arbre sacré, des groupes de danseurs et de musiciens font de nombreuses performances.
 
 

Ces activités continuent durant les jours qui suivent, chaque fois avec un autre artiste ou un autre graveur. Des performances musicales et chorégraphiques viennent à chaque fois ponctuer ce qui se transforme inexorablement en fête.
Ce projet Isaroko se poursuivra dans et autour du kiosque du Solar de La California jusqu'à la fin de la biennale.

Le lundi 3, je dois présenter mon travail lors d'un forum intitulé Arte-Vida.
Je présente à cette occasion un court montage vidéo réalisé par Michel Favre sur les divers kiosques déjà existants.
Ce forum se déroule dans l'auditorium du Museo de Bellas Artes pendant 3 jours. Le thème général est la question de l'Art Public et de ses implications dans la société d'aujourd'hui. Le forum du jour de ma présentation avait comme thème " Projets Artistiques d'Insertion Socioculturelle". A la table de conférence, il y avait entre autres invités, le Canadien Bill Burns, les cubains René Francisco Rodrigues e Grupo DIP (un groupe d'artistes du Département des Interventions Publiques), la mexicaine Betsabé Romero et le franco-argentin Jorge Orta. Notre médiateur était Pablo Helguera, artiste et curateur indépendant americano-mexicain.

 
 

Pour conclure notre semaine d'activités à La California, les résidents, les artistes d'Isaroko, et Niurka nous ont invité à la grande fête annuelle de l'arbre sacré qui s'élève majestueusement au centre du Solar.
Cette fête est ainsi prévue pour le vendredi 7, la veille de notre départ.
Durant toute le journée, nous assistons à un ballet de nourritures et de boissons qui entrent dans les petites cuisines et les rares frigos communautaires. Chacun nettoie une partie de la place, range ou repeint une partie du Solar.
Ultime étape pour le Quisco Cultural : accueillir un festival de nourriture.
Ainsi, en fin de journée, lorsque les activités publiques du Quiosco sont terminées et que le portail du Solar s'est refermé, tous les habitants sortent de chez eux avec des tables, des chaises, des petites nappes en plastique blanc, un vase de fleurs, des assiettes, des verres et des couverts. Petit à petit, la cour devient le théâtre d'un énorme banquet.

Chaque famille apporte alors son plat, selon un menu prévu d'avance. Les spécialités cubaines sortent alors des cuisines : du riz nappé de sauce de haricots, du manioc cuit et des bananes frites.
Arrive alors Diago, accompagné de ses assistants qui portent d'énormes tonneaux remplis de viande de bœuf grillée et assaisonnée au citron ...
Discours, repas merveilleux et musique nous accompagnent durant toute la soirée.

 
 

Cette image de fête est la dernière que je garde en mémoire de mon Kiosque au Solar de La California, à La Havane.

En ce qui concerne le kiosque d'Alamar, après une pression et des efforts énormes, je l'ai enfin vu. Malheureusement, les menuisiers engagés par l'Etat et le producteur de la biennale chargé de superviser sa réalisation ont fait de grosses erreurs dans la lecture du plan de construction.
De loin il ressemble à un Kiosque à Culture. De près il s'avère dangereux, inutilisable et ne correspond pas à mon projet : il n'est pas possible de l'ouvrir de différentes manières et il n'a pas de plancher intérieur, interdisant ainsi toute activité. Il n'est que l'enveloppe de lui-même.
Dans un dernier effort, je demande à la Biennale de rectifier les erreurs, ou de l'interdire en raison des dangers.
En attendant, les activités prévues se déroulent devant une boite en bois, fermée ...

 
 
Ma participation à la 8° Biennale de la Havane a été soutenue par :
Pro Helvetia ­ Fondation Suisse pour la Culture

Je remercie les personnes qui m'ont aidé, et plus particulièrement :
Anne-Laure Oberson, Antonio Zaya, Michel Favre, Lorenza Ortega, Hilda María Rodrígez, Dominica Ojeda, Arelis , Natalie, Dannys Montes de Oca, Pablo Helguera, et tous les autres collaborateurs de la Octava Bienal de La Habanna.
Remerciements spéciaux aux artistes Roberto Diago, Choco, Mendive, aux artistes du Taller Experimental de la Gráfica et Betsabe Romero et à Niurka Cruz Ramos et Ana Luisa Castillo Vicente,
Merci également aux menuisiers qui ont construit le Quiosco Cultural, à Gisela Arandia Covarrubias, Bárbara Oliva Micado, Lourdes et à tout les habitantes du Solar de La California.


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fabiana de barros